Commençons par entendre Bruno David((extrait de l’émission “l’invité des matins” sur France Culture du 7 octobre 2020 : https://www.franceculture.fr/emissions/linvitee-des-matins/ce-que-le-covid-fait-a-la-science)) nous exposer ses inquiétudes par rapport à la confusion des registres scientifique, intuitif, démocratique et idéologique :
Nous avons déjà distingué soigneusement la science de la religion (registre idéologique), et de l’opinion (registre intuitif). Nous allons maintenant nous intéresser de plus près à la distinction entre un énoncé scientifique et l’ « avis du plus grand nombre » (registre démocratique).
La raison pour laquelle on s’inquiète de la place de la science en démocratie tient à la difficulté de choisir comment la vie publique doit fonctionner, entre deux extrêmes également dangereux pour la raison humaine :
Deux paralogismes en tension
Un paralogisme est un raisonnement faux qui apparaît comme valide, notamment à son auteur qui est souvent de bonne foi.
La "Raison de la majorité"
La forme de ce raisonnement est simple : c’est de prétendre que quelque chose est vrai parce que la majorité des gens le croit. On peut faire ça de bien des manières :
– Tout le monde le sait, les épinards c’est bourré de fer : on devient fort comme Popeye.
– Plus de 20 000 utilisateurs convaincus !
Mais quoi qu’il en soit, la majorité peut se tromper (comme sur le coup du fer dans les épinards), et quand on cherche à savoir ce qui est vrai, il vaut souvent mieux questionner une seule personne qui a étudié la question que beaucoup de personnes qui n’y connaissent rien.
Il faut donc se méfier des préjugés de l’opinion commune, mais à trop se fier aux savants, on risque de donner dans un panneau qui n’est pas moins risqué.
L' "argument d'autorité"
L’argument d’autorité, c’est prétendre que quelque chose est vrai parce que telle personne, considérée comme une autorité, l’a dit. Citer un·e auteur·rice ou un·e scientifique, tel ou telle politicien·ne… Ou écouter ce que dit untel parce qu’il a un prix Nobel, par exemple…
L’appel à l’autorité des « savants » est parfois légitime : nous ne disposons pas d’assez de temps pour examiner soigneusement chaque idée sur l’immense variété des sujets qui peuvent nous intéresser, parfois il vaut mieux s’appuyer sur la science de ceux qui se sont intéressés de près à ce dont on parle.
Mais il y a trois cas ou l’on doit soupçonner le recours à l’autorité :
- Quand l’expertise présumée est fragile, par exemple quand il n’est pas raisonnable de penser qu’il existe une expertise dans ce domaine ou qu’elle n’autorise pas l’assurance ou la généralité avec laquelle sont avancées les thèses de l’expert.
- Quand l’expert a lui-même des intérêts engagés dans ce dont il parle et qu’on peut penser que ces intérêts (cachés le plus souvent) orientent son jugement.
- Quand l’expert se prononce sur un sujet en-dehors de son champs d’expertise.
Il faut donc bien s’assurer que les autorités sur lesquelles on s’appuie ne sont pas en carton.
Une fois trouvées les autorités compétentes, est-ce qu’on ne leur déléguerait pas, alors, tout le pouvoir politique ? Si c’étaient les savants qui décidaient de tout, est-ce qu’on n’aurait pas des décisions plus rationnelles ?
La tentation technocratique
On est souvent tenté·e·s de considérer que les décisions politiques doivent reposer sur la raison. C’est ce que dit Platon dans La République quand il propose que ça soient les philosophes qui gouvernent.
Pour le philosophe Platon, la démocratie s’appuie sur la bêtise du peuple. En effet, la préférence pour ce régime a pour base l’idée que le peuple puisse prendre de bonnes décisions. Or, la connaissance du vrai et l’expérience sont pour cela nécessaires. Et pour Platon, le peuple manque de ces deux qualités : il est animé par l’apparence, le préjugé et la passion.
Du coup, Platon dit que c’est aux savants, qui font usage de leur raison et grâce à cela possèdent la connaissance du vrai, de guider le peuple en détenant le pouvoir politique. Il prône un régime politique technocrate (du grec tekhnê, art, métier, et kratos, pouvoir, autorité), c’est à dire dans lequel ce sont les techniciens, spécialistes, experts, qui gouvernent.
Vers une juste place pour l'expertise en démocratie
Dans nos démocraties représentatives, les décisions sont prises par des politicien·ne·s, qui s’informent fréquemment auprès d’expert·e·s.
Par exemple quand le Conseil National de Sécurité consulte régulièrement un groupe de virologues et d’épidémiologues pour savoir quoi imposer à la population comme mesures sanitaires.
Ou quand pour décider si on déploie des antennes 5G en wallonie on passe pas un « GE5G », un Groupe d’Experts 5G.
Platon, lui, il voulait carrément que ça soient les expert·e·s qui prennent les décisions démocratiques.
Aujourd’hui, le terme « technocratie » est en général utilisé avec une connotation péjorative pour dénoncer un certain type de pouvoir légitimé par la technique, par opposition au pouvoir légitimé par les citoyens, ce qui la rend incompatible avec la démocratie.
On accuse régulièrement nos démocraties d’être des technocraties déguisées, à cause de la présence de plus en plus de technicien·ne·s et d’expert·e·s auprès des ministères ou des assemblées législatives, compte tenu du nombre et de la complexité des dossiers (aspects économiques, juridiques, scientifiques, etc.) que les politicien·ne·s ont à gérer.
Qu'est-ce qui distingue experts et politicien·ne·s ?
Écoutons Sébastien Balibar((extrait de l’émission A-t-on perdu foi en nos experts, de La Grande Table, sur France Culture, du 27/03/2013, conversation avec Tobie Nathan et Antonio Cassilli)), physicien français membre de l’Académie des sciences, nous définir ce que sont les expert·e·s, et leur rôle par rapport aux décisions politiques…
Si les expert·e·s viennent apporter des réponses aux questions scientifiques que se posent les politicien·ne·s et leur fournir des éléments d’analyse pour les aider à prendre des décisions, on peut facilement séparer les questions qui sont posées aux expert·e·s et celles que se posent les politicien·ne·s.
Déplacez la question sur l’écran pour la déposer du côté auquel elle appartient – celui de l’expertise scientifique ou celui de la décision politique. Pour chaque question, demandez-vous si c’est une question pour des expert·e·s (selon leur domaine d’expertise scientifique) ou pour des politicien·ne·s, représentant·e·s du peuple tout entier et supposé·e·s prendre des décisions pour le bien commun.
Une confiance réciproque est nécessaire
Écoutons ce par quoi poursuit Sébastien Balibar((extrait de l’émission A-t-on perdu foi en nos experts, de La Grande Table, sur France Culture, du 27/03/2013, conversation avec Tobie Nathan et Antonio Cassilli)) :
Pourriez-vous trouver deux facteurs qui feraient que les scientifiques n’aient pas confiance dans les politiques ? Et deux qui feraient que les politiques n’aient pas confiance dans les scientifiques ?