Permettez que j’explicite un instant le nom que j’ai donné à cet imaginaire : s’il m’est impossible de penser science ou laboratoires sans penser rats, c’est à cause de Minus et Cortex, ce dessin animé déjanté qui passait à la télé dans les années 90, celles où, précisément, s’élaborait mon propre imaginaire.
Les aventures fumeuses de ces rats de labo qui, la nuit venue, sortaient de leur cage pour « tenter de conquérir le monde » grâce à leur génie dû aux expériences que les humains avaient tenté sur eux – leurs aventures m’amusaient follement.
Qui sait, si j’avais été meilleure en maths – davantage Cortex que Minus, pour cell·eux qui ont la ref. – , ces scientifiques miniatures, foireux jusqu’au bout des dents, auraient peut-être fait de moi une blouse blanche parmi tant d’autres, au lieu de quoi j’ai préféré la toge moderne et sans grand prestige qu’a bien voulu me laisser porter la pourtant si noble Philosophie, mère de toutes les sciences. Bref. Trêve de lyrisme.
La science-se-faisant
S’intéresser à la science-se-faisant, c’est une démarche récente en épistémologie. Avant le milieu du XXème siècle, on s’interrogeait plutôt sur les conditions de possibilité de la connaissance humaine, ou sur les conditions logiques de la vérité. Ces deux tendances persistent, et nous étudions les deux. Mais cet imaginaire-ci est consacré à celles et ceux qui ont les mains dans le cambouis, et aux problèmes qu’on leur connaît quand on se penche, avec une loupe, sur leurs pratiques de labo ou de terrain.
C’est donc s’intéresser autant aux grand moments, ceux qui confèrent prestige et autorité et font de vous un.e scientifique vénéré.e, autant qu’aux petits, ceux qui sont le quotidien des chercheur.se.s, et qui semblent insignifiants.
C’est ce que fait Bruno Latour, philosophe et sociologue des sciences, quand il entame son livre « La vie de laboratoire » par cette description du déroulement banal d’un début de journée à l’Institut Salk, en Californie, qui se consacre à la recherche en biologie1.
C’est aussi ce qui amuse le dessinateur Tom Gauld dans son petit livre traduit en français sous le titre « Le département des théories fumeuses » :
Latour le formule de cette façon dans un article :
Nous passons insensiblement d’une philosophie des sciences, dominante jusqu’à l’œuvre de Bachelard en France et de Popper en Amérique, à une philoso- phie de la recherche. Or, découverte étonnante, la seconde ne ressemble nullement aux premières. Aucun des traits intellectuels qui permettaient de distinguer la science des autres activités, ne vaut pour la recherche. En particulier, les liens à la politique, à la stratégie, à la culture, si difficiles à établir avec les sciences, se tissent très aisément avec la recherche.
– Bruno Latour, « Esquisse d’un Parlement des choses », Ecologie & politique 2018/1 (N° 56), p. 47
Écueils de LA science
Ce qu’il faut donc, c’est éviter les nombreux écueils qu’offre le domaine scientifique, et qui peuvent nous aveugler sur ce qui se passe réellement dans les labos quand on imagine LA science comme une entité séparée du réel et qui dit le Vrai sur lui par des procédés magiques (les fameuses « preuves » qu’on ne sait pas décrire).
Tom Gauld nous présente quelques-uns de ces écueils :
Avoir des résultats...
Ce que décrit Latour, au contraire, c’est le travail tout à fait spécifique que réalisent les scientifiques pour parvenir à un résultat qu’on pourra qualifier de scientifique. Et quand peut-on dire pareille chose ? Quand, nous dit Latour2, « ce que vous dites de la chose et ce que la chose dit d’elle-même coïncident« . Ainsi, le réel (les astres, les microbes, les écosystèmes…) est soumis à des épreuves qui le forcent à dire quelque chose de lui-même. D’un réel muet, les scientifiques font un réel qui s’exprime : ils rendent perceptible l’imperceptible, ce qui est trop lointain, trop grand ou trop petit pour être perçu avec nos 5 sens ; ce qui se déroule sur des échelles temporelles trop différentes de la nôtre… Et ils cherchent à faire en sorte que ce qu’ils ont comme théorie corresponde à ce que dira le réel quand il parlera.
Ainsi, les faits scientifiques commencent par être discutables, et la science progresse en doutant. Mais l’aboutissement du processus scientifique est précisément de parvenir à des faits indiscutables.
...et les publier
Les scientifiques ne travaillent pas pour eux-mêmes. À moins qu’ils ne bossent dans le privé, pour un laboratoire qui appartient à une entreprise, et que leurs résultats soient soumis au secret industriel. Dans les universités, en tous cas, partout autour du monde, le jeu c’est de faire avancer la connaissance humaine, pour le bien de l’humanité, par pour le profit. Et on veut êtres les premiers à le faire, c’est tout.
Donc, quand on obtient des résultats susceptibles d’intéresser d’autres que nous, on les écrit et on cherche à les faire publier.
Où ? Dans une revue scientifique, une revue « à comité de lecture » :
- Adèle Van Reeth lit un extrait de La vie de Laboratoire : La production des faits scientifiques, de Bruno Latour et Steve Woolgar, aux éditions La Découverte [↩]
- Le 22 mars 2022 dans cet entretien sur France Culture avec Adèle Van Reth, https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/les-chemins-de-la-philosophie-du-mardi-22-mars-2022, minute 9:32 [↩]