Il était une fois, en des temps très anciens, un maître. Celui-ci avait à sa disposition une troupe d’esclaves. Ils étaient, pour ainsi dire, les doigts de sa main. Ce qu’il voulait, ils le faisaient.
Les esclaves étaient alors des objets. Mais des objets avec une petite tête et un petit cœur, qui se remplissait de sentiments désagréables au fur et à mesure qu’ils étaient fouettés, méprisés, usés.
Certains n’en pouvaient plus, et se rebellaient. Mais ils étaient rapidement tués : attachés à une croix, où ils mouraient asphyxiés. Ce spectacle emplissait les autres esclaves de haine, mais surtout d’effroi. Plus le temps passait, moins ils se rebellaient, et plus leur humeur était maussade.
Ne pouvant ni faire ce qu’ils voulaient, ni se rebeller, les esclaves développèrent une rancœur tenace envers leur maître, un profond ressentiment. Ils inventaient dans leur langue, que les soldats ne comprenaient pas, des récits où le maître était tué ou humilié.
Ce défouloir, au fil du temps, se complexifia. Les esclaves travaillaient de plus en plus leur intelligence et leur imaginaire au fil des générations, et se transmettaient des histoires où le maître était vaincu, tandis qu’ils triomphaient. Ils se disait qu’après la mort, un jugement viendrait, et que ceux qui s’étaient comportés justement, c’est à dire qui n’avaient pas exploité les autres, auraient une place dans un monde merveilleux, tandis que ceux qui exploitaient les autres iraient dans le pire des endroits, où des flammes éternelles les feraient rôtir. « Les gentils et les bons iront au paradis, les méchants et les mauvais iront en enfer ! », finissent par scander les esclaves.
Des temps d’instabilité passèrent, où s’infiltrèrent profondément dans les mœurs de telles histoires, si bien que de moins que les maîtres devenaient moins, et bientôt plus, maîtres. Et que les esclaves devenaient moins, et bientôt plus, esclaves. Les hommes étaient de plus en plus égaux.
Mais les histoires de flammes et de récompenses éternelles ne disparurent pas pour autant. Faute de maîtres, cependant, elles s’attaquaient à autre chose : les comportements de maîtres. Dès qu’un homme ne respectait pas l’égalité, dès qu’il exploitait un autre pour son plaisir en le manipulant, le volant ou lui faisant du mal, il était jugé.
Jugé non seulement par le peuple, mais jugé en plus par lui-même. C’est ce qu’on appelle la « mauvaise conscience ». Dès qu’un homme se comporte en exploitant, il se rappelle de ce qui l’attend après sa mort et regrette son action. Ses pulsions de domination, qu’il assouvissait autrefois sur les autres, se retrouvent frustrées : il ne peut plus être innocent, il sait que ce qu’il fait, c’est mal.
Il commençait même à naître des hommes particulièrement étranges : voulant être certains de ne jamais faire le mal, ils décidaient d’arrêter d’écouter leurs corps, ils devenaient de purs esprits. Ils supprimaient leurs désirs charnels, supprimaient toute sensualité de leur vie, ressemblaient de plus en plus à des morts-vivants. Ascètes, les appelle-t-on. Ou Saints, parfois. Leur rigueur, aussi terrible soit-elle, était cependant respectée, car elle symbolisait la morale des esclaves à son plus haut degré d’application.