Extrait 1 (chapitre 1, §10) :
— L’insurrection des esclaves dans la morale commence lorsque le ressentiment* lui-même devient créateur et engendre des valeurs : le ressentiment d’êtres tels que la véritable réaction, celle de l’acte, leur est interdite, qui ne s’en sortent indemnes que par une vengeance imaginaire. Alors que toute morale noble procède d’un dire-oui triomphant à soi-même, la morale des esclaves dit non d’emblée à un « extérieur », à un « autrement », à un « non-soi » ; et c’est ce non-là qui est son acte créateur. Ce retournement du regard évaluateur, cette nécessité pour lui de se diriger vers l’extérieur au lieu de revenir sur soi appartient en propre au ressentiment : pour naître, la morale des esclaves a toujours besoin d’un monde extérieur, d’un contre-monde, elle a besoin, en termes physiologiques, de stimuli extérieurs pour agir ; son action est fondamentalement réaction.
[…]
L’homme du ressentiment, lui, n’est ni sincère,ni naïf, ni droit et honnête avec lui-même ; son regard louche ; son esprit aime les recoins, les esquives et les portes dérobées, il se plaît à tout ce qui est caché comme à son monde, sa sécurité, son réconfort ; il est à son affaire quand il faut se taire, ne pas oublier, attendre, se faire momentanément tout petit, se rabaisser. Une telle race d’hommes du ressentiment finira Nécessairement par devenir plus intelligente que n’importe quelle race noble, et elle honorera l’intelligence dans une tout autre proportion : comme une condition d’existence de première importance.
[…]
« L’ennemi » tel que le conçoit l’homme du ressentiment — voici justement son fait, son invention : il a conçu « le méchant ennemi », « le méchant », comme notion fondamentale, à partir de laquelle il invente pour finir, et sous forme d’image inversée, de négatif, un « bon », à savoir — lui-même !…
Chapitre 2, § 16 :
L’homme qui, à défaut d’ennemis et de résistances extérieurs, engoncé dans l’étroitesse oppressante et la régularité de la coutume, se déchirait impatiemment, se traquait lui-même, se rongeait, se fouaillait, se maltraitait, cet animal qui ne laisse pas de se blesser aux barreaux de sa cage, que l’on veut « domestiquer », ce nécessiteux que dévore la nostalgie du désert, contraint de faire de soi une aventure, un lieu de supplice, une jungle inquiétante et dangereuse — ce fou, ce prisonnier nostalgique et désespéré devint l’inventeur de la « mauvaise conscience ». Mais avec elle fut introduite la maladie la plus grave et la plus redoutable, dont l’homme ne s’est pas encore remis à ce jour, celle de l’homme qui souffre de l’homme, qui souffre de lui-même : conséquence d’une séparation violente d’avec le passé animal, conséquence d’un saut et quasiment d’une chute dans des situations et des conditions d’existence nouvelles, d’une déclaration de guerre contre ces antiques instincts, contre ce qui constituait jusqu’alors sa force, son plaisir et sa furie.
Chapitre 2, §22
On aura déjà deviné ce qui s’est passé effectivement et ce qu’il y avait là-dessous : cette volonté de se torturer, cette cruauté rentrée de l’animal homme, rendu intérieur, chassé au-dedans de lui-même, de ce prisonnier de l’« Etat » aux fins de domestication, qui a inventé la mauvaise conscience pour se faire mal une fois barré l’exutoire naturel de cette volonté de faire mal, — cet homme de la mauvaise conscience s’est emparé de la prémisse religieuse pour pousser son martyre jusqu’aux extrêmes les plus effroyables de la dureté et de la rigueur.