Le genre précède le sexe…

« en 1995, une enquête est menée par une équipe de médecins allemands, publiée dans le très sérieux Journal of Urology1. Réalisée sur 500 hommes génitalement “normaux” – c’est à dire déclarés mâles à la naissance et vivant pleinement comme des hommes – ayant effectué un passage à l’hôpital entre novembre 1993 et septembre 1994 pour un traitement bénin à l’urètre ou pour un cancer superficiel de la vessie et n’ayant pas nécessité une intervention chirurgicale, l’enquête montre que 275 d’entre eux, soit 55% des hommes pouvaient être labellisés « normaux » selon les critères médicaux de normalité pénienne appliqués aux enfants intersexes. 

« Le reste, soit 45% des hommes, témoignaient de différences caractéristiques anatomiques ou physiologiques pouvant signifier, dans le cadre des critères appliqués aux enfants intersexes, une identité sexuelle ambiguë. Entre autres caractéristiques, on peut citer ce que les experts de l’intersexualité appellent une “hypospadie” ou hypospadia, c’est-à-dire une conformation anormale du canal de l’urètre (l’ouverture du canal, appelé chez l’homme le “méat urinaire”, pouvant se situer sur une ligne menant de l’extrémité de la verge – ce que nous définirons comme son siège “commun” –, jusqu’au scrotum), pouvant être symptomatique, toujours pour ces mêmes médecins, d’une ambiguïté sexuelle nécessitant une intervention chirurgicale. 

« Les critères socialement définis par les protocoles de réassignation de sexe mis en place lors de la naissance d’enfants intersexes, par exemple ceux qui définissent les normes de la virilité, sont donc à ce point drastiques et caricaturaux que, appliqués à l’ensemble de la population, ils jettent dans l’anormalité, non pas naturelle mais bien sociale, près de la moitié de la population, en l’occurence masculine. Ainsi, on pourra toujours arguer que les cas d’intersexualité ne représentent qu’environ 2% des naissances – pourcentage déjà relativement important s’il en est. Toutefois, il ne s’agit là que des cas diagnostiqués dans le contexte hospitalier. En appliquant les critères utilisés par les équipes médicales à tous les nouveaux-nés, jugés conformes en matière de sexe (mâle/femelle), nous parviendrions certainement à des chiffres bien plus conséquents, qui invalideraient le traitement de la question du sexe selon la distinction conceptuelle normal/pathologique, naturel/exceptionnel. La bicatégorisation est par là même invalidée non seulement comme norme – naturelle –, mais aussi comme moyenne. »

Elsa DORLIN, Sexe, genre et sexualités, 2008, PUF, Philosophies, Paris, pp. 49-50


 1 Jan Fichter et al., « Analysis of meatal location in 500 men : Wide variation questions need for meatal advancement il all pediatric anterior hypospadias cases », Journal of Urology, n° 154, 1995, pp. 833-834. Selon cette enquête, seuls six hommes avaient le sentiment d’avoir une anomalie pénienne. Il faut rappeler que l’hypospadie est un phénomène fréquent, touchant 1/500 garçons, et qu’elle entraîne des problèmes pour l’essentiel esthétiques et plus rarement fonctionnels (infection, stérilité). 

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