1.C. Nécessité de l’État

On a vu que les philosophes qui ont travaillé à la question des fondements de l’État ont imaginé pour répondre à cette question ce qui se passerait dans un monde sans État, et cela leur a plutôt permis de forger la conviction que l’État est une bonne chose, si pas nécessaire du moins utile, car dans l’état de nature certaines choses posaient problème. 

Ainsi, pour Hobbes, l’état de nature est un état de guerre de tous contre tous, et c’est par souci de sécurité, pour obtenir de l’État qu’il protège chacun·e de ses voisins et les frontières des États voisins, que les humain·e·s se réunissent pour former le Léviathan, qui dispose des pouvoirs spirituel (religieux) et temporel (militaire et économique). En échange de la protection de l’État tyrannique, les citoyen·ne·s acceptent de lui obéir

Pour Rousseau, si tout allait bien dans l’état de nature tant que régnait l’indifférence bienveillante, quand les plus avides commencent à s’approprier des ressources qui jusque là était communes, les premières propriétés engendrent les premiers conflits. L’État sera façonné par les humains pas souci de justice, pour arbitrer au mieux la répartition des ressources et veiller au bien commun au-travers de la mise en œuvre de la volonté générale. Les citoyen·ne·s sont solidaires des décisions prises en leur nom.

Mais on sait pourtant que, si l’état de nature imaginé par les philosophes n’est qu’une fiction, beaucoup de sociétés humaines se sont organisées, et on vécu de génération en génération très longtemps, sans passer par une forme étatique. Et ça n’était pas la guerre de tous contre tous, et elles régulaient les conflits et la justice via des institutions tout à fait efficaces… donc a-t-on vraiment besoin de l’État ?

L'État est-il une nécessité ?

La question, ainsi formulée, peut vouloir dire plusieurs choses : Faut-il Nécessairement que les sociétés humaines s’organisent en prenant la forme d’un État ? Les humains ont-ils et elles besoin d’un État ? L’État est-il inéluctable ?

En effet, qu’entend-on par nécessité ? Et qu’entend-on par État ? D’abord, qu’est-ce que c’est que ça, un État ?

Cette question est donc tout un problème. Pour le résoudre, on commencera par définir l’État, puis on cherchera à voir si les humains ont besoin d’un État (et pourquoi). Enfin, on cherchera avec Pierre Clastres à savoir s’il existe des sociétés « sans » État, on si elles sont plutôt des sociétés « contre » l’État. 

Prêt·e pour ce cheminement vers une meilleure compréhension de l’État et des implications de ce modèle politique ? 

L'État

L’État est une personne morale qui représente un peuple sur un territoire fermé par des frontières, et sur lequel elle possède et exerce un pouvoir illimité (sauf par d’éventuels traités internationaux ou sa propre législation, à laquelle elle se soumet).

L’État est donc souverain et a quatre fonctions régaliennes :

  • Assurer la sécurité extérieure par la diplomatie et la défense du territoire ;
  • Assurer la sécurité intérieure et le maintien de l’ordre public avec, notamment, des forces de police ;
  • Définir le droit et rendre la justice ;
  • Définir la souveraineté économique et financière, notamment en émettant de la monnaie.

Alors, pensez-vous qu’il est impossible pour les humains de vivre sans État ? Que l’État est non seulement utile mais même nécessaire

La leçon des sociétés contre l'État

Lorsque les européens explorateurs des XVIè-XIXè siècles rencontraient des peuples qui leur étaient jusque là inconnus, ils cherchaient chez eux la réplique de ce qu’eux-mêmes connaissaient, c’est à dire un État hiérarchisé.

Dès lors que les Blancs eurent constaté qu'il n'existait aucune forme de pouvoir au sein des sociétés indiennes, ou que, s'ils découvraient des chefs, ceux-ci ne commandaient pas, ils en déduisirent, persuadés qu'une société devait invariablement s'établir sur un modèle comprenant des dominants et des dominés, que les Indiens étaient incapables de se gouverner. Convaincus que le modèle de société le plus évolué ne pouvait résider que dans l'établissement de l'État, ils se servirent de ce prétexte pour définir ces peuples de sauvages et les placèrent sous tutelle durant le demi-siècle qui suivit la création des États-Unis. Les Indiens, comme toutes les sociétés que nous appel[i]ons primitives, des Inuits aux Pygmées en passant par les Piaroas du Venezuela, ont pour point commun d'être des sociétés sans État.

Ce que décrit l’auteur du texte ci-dessus, c’est l’aveuglement des européens qui, en « découvrant » d’autres peuples, s’imaginent être, eux, avec leurs systèmes étatiques, plus « avancés », plus « évolués ».

Les sociétés qui s’organisaient autrement, on les a longtemps définies comme des sociétés « sans État »1 , qui n’auraient « pas encore » abouti à la forme étatique, considérée comme le sommet de l’évolution sociale.

Mais certain·e·s chercheureuses, qui ont travaillé sur les sociétés humaines dans leur complexité sans tous ces préjugés, ont établi que toutes les sociétés n’ont pas été, et ne sont pas – encore de nos jours – organisées de façon hiérarchique, et que certaines organisations politiques se passent de l’usage de la coercition. L’étude de ces sociétés an-archiques (sans-gouvernement) apporte un éclairage intéressant à la question de la nécessité l’État, et pose de nombreuses questions.

Si on regarde bien...

Si on regarde bien ce qui se passe dans ces sociétés, c’est à dire sans ces préjugés évolutionnistes naïfs, on voit pourtant que ces sociétés sont remarquablement bien organisées, et que la vie y est douce. 

Pierre Clastres, un philosophie et anthropologue qui a longtemps séjourné en Amérique du Sud chez les Javae et les Yanomani (sociétés autochtones de la forêt tropicale), défendit la thèse selon laquelle de nombreux peuples premiers, loin d’être incapables de dépasser ce qu’on appelait alors le « stade de subsistance », auraient fait le choix d’une économie qui permette d’avoir plus de temps libre et que les membres de la société soient égaux entre elleux.

Ainsi, il s’agirait d’un autre choix de société, qui lutterait consciemment contre la hiérarchisation et le pouvoir coercitif, et permettrait une plus juste répartition des richesses et un moindre temps de travail.  

"[...] ce n'est pas une immaturité qui les empêcherait de se structurer en État, mais au contraire un refus délibéré de l'État qui repose sur l'assurance qu'une vie communautaire et exempte d'autorité demeure un idéal de société. C'est par ailleurs ce que de grands penseurs historiques, du taoïsme au bouddhisme en passant par les Cyniques, les Stoïciens ou les Hussites, ont très largement théorisé depuis la nuit des temps."

Alors, qu'en pensez-vous ?

  1.  On parle aussi de sociétés anétatiques (littéralement : sans-État) []