Paralogismes

La logique est la science du langage rationnel (en grec ancien, logos). La logique étudie et enseigne comment on peut produire des raisonnements corrects avec des mots, comme les mathématiques le font avec des nombres. Mais parfois on ne cherche pas tellement à s’assurer que nos raisonnements sont corrects (vrais et valides). C’est ce que relève, en 1830, le philosophe Arthur Schopenhauer

 C’est parce que c’est la dans la nature humaine que lorsque A et B sont engagés dans une réflexion commune, […] c’est-à-dire communication des opinions (par opposition aux discussions factuelles), si A s’aperçoit que les pensées de B sur le même sujet ne sont pas les mêmes, initialement, il ne reverra pas sa propre pensée pour vérifier s’il n’a pas fait une erreur de raisonnement, mais considérera que l’erreur vient de B, c’est-à-dire que l’homme est par nature sûr de soi et c’est de cette caractéristique que découle cette discipline qu’il me plaît d’appeler dialectique. […], la science des procédés par lesquels les hommes manifestent cette confiance en leurs opinions. »

– Schopenhauer, L’art d’avoir toujours raison, 1830.

Comme le dit Schopenhauer ci-dessus, les humains aiment avoir raison. Et même quand ils ne sont pas tellement sûrs que ça qu’ils ont raison, ils font comme si. Et ils cherchent à persuader leurs interlocuteurs (ceux avec qui ils parlent) qu’ils ont raison. 

Parfois même, ils savent qu’ils ont tort et le font consciemment, avec la plus assumée mauvaise foi. Ils quittent ainsi les domaines de la logique formelle (qui démontre, comme les mathématiques) et de la logique informelle (qui convainc au moyen de raisonnements valides et de faits vrais, comme les sciences), pour se lancer dans le domaine de la persuasion. 

Démontrer

Établir la vérité d’une chose (proposition, affirmation, fait) d’une manière évidente, rigoureuse, par des faits ou par le raisonnement.

Convaincre

Emporter l’adhésion intellectuelle d’un ou plusieurs interlocuteurs, par des preuves ou par un raisonnement irréfutable.

Persuader

Amener (quelqu’un·e) à être convaincu·e (de quelque chose) par une argumentation logique ou pas (p. ex en faisant appel aux sentiments).

Comme indiqué dans le tableau ci-dessus, pour persuader, tous les moyens sont bons. Les paralogismes (en grec ancien, para = à côté) sont les raisonnements que l’on tient alors, qu’on en soit conscient ou non. 

L’argumentum ad populum est vieux comme le monde, et usé jusqu’à la corde tellement il a été employé. C’est un des sophismes favoris des publicitaires : on affirme qu’une chose est juste puisque tout le monde la fait — ou la pense. Évidemment, il ne suffit pas que beaucoup de gens pensent quelque chose pour que ça soit vrai. Et si c’est vraiment vrai, il doit y avoir de meilleures façons de le prouver que de s’appuyer sur le fait que beaucoup de gens le croient. 

 

Se reposer sur le fait que quelque chose est en place depuis longtemps (« on a toujours fait comme ça ») ou que nos ancêtres avaient les mêmes croyances que nous, c’est faire appel à la tradition pour légitimer (rendre plus juste) ou avérer (rendre plus vrai) ce qu’on avance. 

L’appel à la tradition est une variante de la raison de la majorité : il fut un temps où tout le monde pensait que la Terre était plate et au centre de l’Univers, que l’on ne pourrait survivre au-delà d’une vitesse de 40 Km/h, que la pleine lune causait plus de naissances, etc. 

Combien d’autres croyances acceptées autrefois par l’immense majorité des gens se sont révélées avec le temps et l’évolution des connaissances humaines être totalement fausses ? 

La nature est un argument très apprécié. Les philosophes eux-mêmes ont souvent, en bout de course, justifié leurs théories en déclarant que c’était la « nature humaine » (par exemple d’être de mauvaise foi : c’est ce que dit également Schopenhauer de cette mauvaise foi qui fait qu’on cherche toujours à argumenter, quitte à user de stratégies fallacieuses)

Que fait-on quand on dit que quelque chose est naturel ? On cherche à le rendre inattaquable  en considérant que ce qui est naturel vaut mieux que ce qui est soit « culturel » soit « artificiel ». Si on est d’accord que la nature est une valeur en soi, il faudrait encore s’entendre sur ce qui échappe à la culture ou à l’artifice… 

Par exemple, quand on dit que le mariage homosexuel est contre-nature : le mariage tout court est-il naturel ? C’est une tradition humaine, intégralement culturelle. Chercher à la « naturaliser » n’a pas de sens. 

Autre exemple, quand on dit que tel yaourt est « 100% » naturel, est-ce qu’on imagine que les autres sont artificiels ? Qu’est-ce qui est artificiel, à partir de quand un produit est-il artificiel ? Ça n’est pas la « naturalité » du yaourt qui en fait la qualité, c’est l’absence de produits toxiques. Mieux vaudrait alors pouvoir dire « sans perturbateurs endocriniens » par exemple…

L’appel à l’autorité des « savants » est parfois légitime : nous ne disposons pas d’assez de temps pour examiner soigneusement chaque idée sur l’immense variété des sujets qui peuvent nous intéresser, parfois il vaut mieux s’appuyer sur la science de ceux qui se sont intéressés de près à ce dont on parle. 

Il y a trois cas ou l’on doit soupçonner le recours à l’autorité :

  1. Quand l’expertise présumée est fragile, par exemple quand il n’est pas raisonnable de penser qu’il existe une expertise dans ce domaine ou qu’elle n’autorise pas l’assurance ou la généralité avec laquelle sont avancées les thèses de l’expert. 
  2. Quand l’expert a lui-même des intérêts engagés dans ce dont il parle et qu’on peut penser que ces intérêts (cachés le plus souvent) orientent son jugement. 
  3. Quand l’expert se prononce sur un sujet en-dehors de son champs d’expertise. 

On s’engage parfois sur une pente glissante sans bien y penser, et on la dévale alors à toute vitesse. C’est ce qui se produit quand on raisonne (mal) en disant que si on accepte A, on aura B; puis C; puis D; et ainsi de suite jusqu’à quelque chose de terrible. L’argument, bien entendu, est destiné à prouver qu’on ne doit pas accorder A. Mais voit bien, en y pensant un peu, que rien ne garantit la solidité de chacun des maillons de la chaîne et que donc rien n’assure que si on accepte A, on aura tout le reste qu’on nous prédit.

Un dilemme, c’est un choix difficile à faire, entre deux options. Un faux dilemme, c’est ce qui se pose quand on ne présente, ou qu’on n’envisage, que deux options possibles, en oubliant (bêtement) d’autres possibilités. Si on masque volontairement d’autres options possibles, on peut facilement orienter le choix des interlocuteurs : préférez-vous manger des fraises ou du poisson pourri ? Le choix est vite fait. Préférez-vous la guerre en Irak ou laisser le champ libre au totalitarisme ?

On fait croire  qu’il n’y a que deux possibilités ; on donne ensuite à entendre qu’une des deux est inacceptable ; et on conclut facilement que l’autre doit donc être vraie. Autrement dit, pour faire en sorte que l’adversaire accepte une thèse, cette figure consiste à lui en présenter un contraire énoncé de façon violente, caricaturale ou tendancieuse de sorte qu’il est obligé d’approuver notre thèse, laquelle, en comparaison, paraît tout à fait probable ou acceptable.

Le hic, évidemment, c’est que, dans le cas en question, il n’y a pas que deux possibilités : l’alternative présentée est donc une fausse alternative

Il est tentant, pour donner du poids à ce qu’on dit, de faire comme si le monde entier était concerné. Ou alors, parfois, on oublie qu’on n’a connaissance que d’un tout petit bout du monde, et que pour en faire le tour il faut y consacrer du temps. On part alors d’un cas particulier, peut-être même Singulier, et on en tire une conclusion générale – voire universelle. 

Singulier

Particulier

Général

Universel

Une personne (ou chose ou événement) précise

Certaines personnes (ou choses ou événements…)

La plupart des personnes, choses ou événements

Toutes (sans exception) les personnes, choses ou événements

Socrate est mortel

Certains hommes sont mortels

La plupart des hommes sont mortels

Tous les hommes sont mortels

Pour pouvoir dire que quelque chose est vrai de la plupart des gens, ou de tout le monde, il faut avoir fait (ou au moins lu) de sérieuses études – ce qui est très rare : l’induction a ses règles et elles sont difficiles à appliquer. On appelle ainsi « généralisation abusive » le fait de dégager une conclusion générale à partir d’un échantillon non-représentatif (trop petit, ou biaisé).

Le strawman, en anglais, c’est l’épouvantail. Cette technique de manipulation, qu’on utilise parfois sans s’en rendre compte, consiste à créer une caricature simplifiée ou déformée de l’argument de son adversaire, pour argumenter contre elle. 

On présente la thèse que l’on cherche à contrer sous une forme caricaturale, on en contre la caricature et on prétend que l’on a, par là, démonté la thèse initiale 

La thèse originale est déformée, exagérée, simplifiée ou remplacée par une autre, plus faible et plus facile à discuter. Beaucoup de gens utilisent cette technique dans le but de confondre leur contradicteur et de le faire passer pour un idiot. 

Argumenter c’est soit avancer de bonnes raisons de soutenir une thèse, soit réfuter les raisons avancées par les autres de soutenir une autre thèse.

Avec l’attaque personnelle, nous sommes dans une sous-catégorie de la réfutation. On peut distinguer deux modes de réfutation : soit ad rem – il s’agit de démontrer  qu’une thèse n’est pas en accord avec la nature des choses –, soit ad hominem – qui consiste à attaquer la personne qui énonce une idée plutôt que l’idée elle-même. 

L’attaque ad hominem est donc une attaque personnelle, qui évite une plus raisonnable attaque ad rem. Il s’agit donc de chercher à réfuter l’argument de l’autre en lançant une attaque sur sa personne et non sur son discours.

La charge de la preuve est l’obligation faite à une personne ou à l’une des parties en présence d’apporter, par des arguments étayes et vérifiables, la preuve qu’une thèse avancée est vraie ou bien fausse, selon le cas. Inverser la charge de la preuve, c’est la faire peser là où elle ne doit pas peser normalement. En faire mésusage.

C’est celui qui le dit qui le prouve. Ainsi fonctionnent toutes les institutions qui prétendent dire la vérité, quel que soit le sujet : sciences, droit (justice), … Mais dans les joutes oratoires, même quotidiennes, quand on est acculé·e et qu’on se trouve incapable de prouver ce qu’on vient de dire, il est tentant d’en faire porter la charge à l’autre. 

« Tu n’as qu’à prouver ce que je dis toi-même », ou « tu n’as qu’à prouver que j’ai tort », sont alors les deux formes de l’inversion de la « charge de la preuve » qui nous incomberait normalement.