Philosophie et morale

Jules Barni, La morale dans la démocratie, Paris, Germer Baillière, 1868, p. 176.

« Le vrai rôle du gouvernement n’est pas de gouverner les hommes […] c’est de leur apprendre à se gouverner eux-mêmes […] Tel doit être par-dessus tout le gouvernement démocratique : la vraie démocratie n’est pas celle où chacun peut devenir le maître de tous les autres, mais où tous sont leur propre maître ».

F. Nietzsche, Considérations inactuelles, Le Problème de Socrate

§5

Avec Socrate, le goût grec s’altère en faveur de la dialectique : que se passe-t-il exactement ? Avant tout c’est un goût distingué qui est vaincu ; avec la dialectique le peuple arrive à avoir le dessus. Avant Socrate, on écartait [la dialectique] dans la bonne société les manières dialectiques : on les tenait pour de mauvaises manières, elles étaient compromettantes. On en détournait la jeunesse. Aussi se méfiait-on de tous ceux qui présentent leurs raisons de telle manière. […] Ce qui a besoin d’être démontré pour être cru ne vaut pas grand-chose. Partout où l’autorité est encore de bon ton, partout où l’on ne « raisonne » pas, mais où l’on commande, le dialecticien est une sorte de polichinelle : on se rit de lui, on ne le prend pas au sérieux. — Socrate fut le polichinelle qui se fit prendre au sérieux : qu’arriva-t-il là au juste ? —

§6

On ne choisit la dialectique que lorsque l’on n’a pas d’autre moyen. On sait qu’avec elle on éveille la défiance, qu’elle persuade peu. Rien n’est plus facile à effacer qu’un effet de dialecticien : la pratique de ces réunions où l’on parle le démontre. Ce n’est qu’à leur corps défendant que ceux qui n’ont plus d’autre arme emploient le dialectique. Il faut qu’on ait à arracher son droit, autrement on ne s’en sert pas.

§7

— L’ironie de Socrate était-elle une expression de révolte ? de ressentiment populaire ? savoure-t-il, en opprimé, sa propre férocité, dans le coup de couteau du syllogisme ? se venge-t-il des grands qu’il fascine ? — Comme dialecticien on a en main un instrument sans pitié ; on peut avec lui faire le tyran ; on compromet en remportant la victoire. Le dialecticien laisse à son antagoniste le soin de faire la preuve qu’il n’est pas un idiot : il rend furieux et en même temps il prive de tout secours. Le dialecticien dégrade l’intelligence de son antagoniste. Quoi ? la dialectique n’est-elle qu’une forme de la vengeance chez Socrate ?

§9

[…]

Socrate comprenait que tout le monde avait besoin de lui, de son remède, de sa cure, de sa méthode personnelle de conservation de soi… Partout les instincts étaient en anarchie ; partout on était à deux pas de l’excès : le monstrum in animo était le péril universel. « Les instincts veulent jouer au tyran : il faut inventer un contre-tyran qui l’emporte… »

[…]

§10

Lorsqu’on est forcé de faire de la raison un tyran, comme Socrate l’a fait, le danger ne doit pas être mince que quelque chose d’autre fasse le tyran. C’est alors qu’on devina la raison libératrice ; ni Socrate ni ses « malades » n’étaient libres d’être raisonnables, — ce fut de rigueur*, ce fut leur dernier remède. Le fanatisme que met la réflexion grecque tout entière à se jeter sur la raison, trahit une détresse : on était en danger, on n’avait que le choix : ou couler à fond, ou être absurdement raisonnable… Le moralisme des philosophes grecs depuis Platon est déterminé pathologiquement ; de même leur appréciation de la dialectique. Raison = vertu = bonheur, cela veut seulement dire : il faut imiter Socrate et établir contre les appétits obscurs une lumière du jour en permanence — un jour qui serait la lumière de la raison. Il faut être à tout prix prudent, précis, clair : toute concession aux instincts et à l’inconscient ne fait qu’abaisser

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